Plus personne ne se permet de douter de la pertinence de cette discipline qui gangrène le journalisme. Et pourtant, elle porte en elle toutes les dérives d'une presse qui y voit sa bouée de sauvetage, parce que le factchecking prend doucement la place du factfinding
« Mais on s’en fout du prix du litre de lait, ce qu’elle dit est vrai, ce pays est en train de sombrer ». J'écrivais ça il y a quelques semaines, sur les ruines fumantes d'un combat homérique: les factcheckers avaient triomphé du prix du litre de lait. A la suite d'un article aventureux de Newsweek, de valeureux thuriféraires de la règle à calcul en avaient redressé les erreurs factuelles et remporté, pensaient-ils, une victoire décisive contre l'obscurantisme, et j'ajoutais :"vous allez me faire plaisir, vous allez descendre dans la rue, rentrer dans les bistrots, ou même, allons-y, discuter sur Twitter : tout le monde a entendu parler de cet article de Newsweek, personne ne l’a lu, mais chacun a un avis. Et partons dans les cercles qui me sont proches, les cercles de l’entreprise, du libéralisme, et de la droite au sens large, tout le monde se fout des énormes erreurs factuelles que contient l’article, mais en reprend en coeur la conclusion: la France est bel et bien foutue".
Et le journalisme institutionnel avait pourtant cru démontrer sa force en corrigeant le prix du litre de lait, il n’avait démontré que son impuissance
Dernier épisode en date: le factchecking des journalistes. Et si vous le voulez bien, nous allons décortiquer la façon dont Libération s'est occupé de Jean Pierre Elkabbach. Histoire exemplaire
Or donc, Jean Pierre Elkabbach début septembre informe ses auditeurs d'une "bombe" : «Pôle Emploi va révéler bientôt son enquête, dans quatre régions, la Franche-Comté, Paca, Basse-Normandie, Poitou-Charentes. Est-ce que vous savez combien de demandeurs d’emploi ne cherchent pas d’emploi ? […] Le chiffre sortira vers le 11-12 septembre, c’est 30%.». Et Libération 10 jours plus tard fustige ce chiffre fantaisiste qui n'existe nulle part que dans les délires de l'animateur. Dont acte.
En fait Elkabbach avait raison, ou plutôt moins tort que ceux qui prétendaient le corriger. le rapport de Pole Emploi tombera un mois plus tard, ce ne sont pas 30% mais 20% des chomeurs qui ne cherchent pas d'emploi. Vous y voyez une erreur? J'y vois, moi, une ébauche de scoop, qui bien sûr a été largement corrigé sur l'antenne, mais le fait est là, cette proportion est spectaculaire, et c'est bien ce que voulait dire l'animateur d'Europe 1. Du moins, un auditeur de bonne foi pouvait à bon droit se dire qu'on lui apportait là, en avant première, une information importante, ce qui est, quand même, ce pourquoi il écoute.
Cela n'impressionnera pas outre mesure LibéDésintox qui publie alors un second article selon lequel le chiffre d'Elkabbach "sortait bien de nulle part"
Et le rapport Pôle emploi? Libé ne le juge pas pertinent. Allons bon. Mais le chiffre d'Elkabbach était bien à chercher là dedans? Oui, mais ce chiffre ne doit pas être retenu "c'était une opération ciblée sur quatre régions, en tirer des conclusions sur tous les chômeurs, franchement..." me twittera l'équipe de Libé.
Vous remarquez le glissement discret. On est passé d'un chiffre "inventé" à un chiffre "non pertinent", sans que ça les trouble plus que ça. De là à penser qu'il fallait avant toute chose faire de "Jean Pierre-vendu-à-sarkozy-et-au-grand-capital-Elkabbach" la première cible de l'opération "factchecker les journalistes", quel qu'en soit le prix, et défendre "les chômeurs-écrasés-par-le-système" il n'y a qu'un pas que je vous laisse libre de franchir, "ton arrestation prouve ta culpabilité" lit-on dans le Zéro et l'Infini, "nous allons maintenant chercher ensemble pour quel crime..."
Passons à la concurrence, les Décodeurs du Monde. On va s'arrêter sur l'un de leurs papiers contre Hervé Mariton et cette phrase "On est le pays où l'on travaille le moins dans la semaine, dans l'année et dans la vie »
Là c'est un chef d'oeuvre, parce que les Décodeurs vont éplucher toutes les statistiques, absolument toutes, dans un boulot qui force le respect, toutes, sauf celle qui leur donne tort, une seule, oubliée, et qui semble pourtant la plus simple: le nombre d'heures travaillées rapporté à la population. Interrogé sur cet oubli, les Décodeurs me disent que cet indicateur n'est "pas pertinent". Tiens, on retrouve l'argument de Libé (je ne vous fais pas la démonstration qui suit, vous pouvez aller la relire 10 lignes au dessus, avec Mariton dans le rôle d'Elkabbach, et les 35 heures dans le rôle des chômeurs)
(beaucoup d'économistes de métier jugent au contraire que le critère est évidemment pertinent. Certains, Jean Marc Daniel par exemple, considèrent que c'est le plus important de tous, et je vous le donne en mille, la France est bien mal classée dans ce classement de "quantité de travail rapporté à la population" au sein des pays qui composent l'OCDE)
Vous voyez où je veux en venir: la démonstration que, selon la formule d'Andrew Lang, les factcheckers utilisent la statistique "comme l'ivrogne un lampadaire, pour s'y appuyer, pas pour s'y éclairer".
Certes, mais les factcheckers, eux, prétendent à l'objectivité. les Décodeurs l'ont formalisé dans une charte d'une ambition inouïe: "Nous fournissons des faits, nous ne faisons pas de journalisme spéculatif, nous ne donnons pas notre avis".
Bon, et alors? On n'est pas à une connerie près non? Quelle importance?
Deux choses: la presse, et le débat public.
Sur la presse, je ne voudrais pas que le factchecking prenne tranquillement la place de l'enquête et du reportage. Et pourtant la tentation sera forte.
J'entends la remarque selon laquelle "le factchecking c'est l'essence du journalisme", et bien non, justement. C'est le "factfinding" l'essence, et c'est bien parce qu'on ne "find" plus rien que l'on se met à "checker" à tour de bras. Factchecker ne coûte rien, puisque l'on peut confier cette tache au premier stagiaire venu. Un ordi, google, et le tour est joué. Or, je le répète, il n'y a pas plus de vérité dans un chiffre que dans une enquête de terrain. L'humilité des statisticiens est là-dessus totale, j'aimerais que les journalistes aient au moins la même.
L'humilité, justement. Mesdames, messieurs les journalistes vous avez un problème, un vrai: plus personne n'écoute ce que vous dites. Crédibilité en chute libre. Loin de la renforcer, vos artifices statistiques, parce qu'ils seront bientôt systématiquement contestés, parce qu'ils sont toujours contestables et orientés, vont creuser un peu plus le fossé qui vous éloigne de vos clients.
Sur le débat public, on rentre dans le dur. Une scène, en fait, m'a fait réaliser l'étendue des dégâts. Lors de la précédente présidentielle, le Centre de Formation des Journalistes reçoit Jean Luc Mélenchon. Evidemment les apprentis journalistes font "comme les grands", présentation du plateau, 3 interviewers pour trois angles différents, on s'y croirait, quand soudain "...et bien sûr nos factcheckers vont contrôler en direct la véracité de vos propos..." . Vous auriez vu la tête de Mélenchon. Et la mienne. Dieu sait que ça n'est pas mon genre de beauté, Mélenchon, mais imaginer qu'une bande de boutonneux allaient chercher sur wikipedia si la dictature du prolétariat était encore de saison, c'était au dessus de mes forces.
Car enfin, on va factchecker le chômage? La sortie de l'Euro? La réussite à l'école (lisez ce bijou des décodeurs, on aligne des heures d'enseignement prévus formellement dans un programme et on vient nous dire qu'on apporte une information)? La peur de l'immigration? La puissance de Google? L'efficacité de l'impôt? bien sûr que non. Donc on fait du buzz avec de l'anecdotique, comme si le pays avait encore le temps de perdre son temps.
(Je ne résiste pas, tout de même, sur le chômage. Parce qu'il s'est bel et bien stabilisé, toutes les infos sont disponibles, la France est même à nouveau (septembre 2014) en très légère création nette d'emploi. Pas un factcheker ne le dit, on préfère aligner les chiffres de pole emploi qui ne veulent absolument rien dire parce qu'ils ne tiennent pas compte de l'augmentation de la population active. Surprenant, non?)
Une dernière scène. Jean-Charles Decaux est dans nos locaux un matin, et l'économiste Jean Marc Daniel, professeur à l'ESCP Europe, lui raconte que les révolutionnaires français avaient eu l'intuition dès 1790 que les panneaux d'affichage urbains devaient être beaux, qu'ils devaient attirer l'oeil pour que l'on ait envie de les consulter, et même, disait-il "pour qu'ils incitent le citoyen à apprendre à lire". Derrière le patron du groupe Decaux, un jeune gars pianote sur son portable et tout à coup s'écrie "ah, oui, c'est vrai!". Internet venait en temps réel de valider la parole professorale. Un frisson nous a parcouru, nous les quinquas, à l'idée qu'il aurait pu en être autrement, et qu'un doute s'installât entre la culture et la machine, entre la culture et la barbarie contemporaine que représentait soudain, à nos yeux, ce jeune crétin satisfait.
Quelle misère.
J'en reviens à Newsweek pour conclure. Parce qu'on les a vus triompher nos équipes de vérificateurs, croyant sortir vainqueur d’un combat furieux contre une fanzine sans importance, quand en fait, on s’était couvert de ridicule.
Parce que la vérité c'est que notre pays tombe. A l'époque il suffisait de regarder là
Heu.. attendez, je vous remets la courbe du début
... et oui, c’est une opinion. Pas un fait.
- Ce factchecking du front national a d'ailleurs été brocardé par l'ensemble des services de vérification qui fleurissent partout dans la presse aujourd'hui. Regardez-le, il ne me semble ni plus ni moins condamnable sur la méthode que l'ensemble de ce que vous pourrez trouver ailleurs. Mais évidemment, les vérificateurs ne peuvent l'admettre, ce miroir est cruel, l'image qu'il renvoie est pourtant fidèle
( Certains des liens nécessitent un abonnement pour être lus. Faites-le. On ne peut pas exiger une information de qualité et la consommer gratuitement.)