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Le blog de Stéphane Soumier

Le blog de Stéphane Soumier


Sarajevo, ville d'Europe

Publié par eco-vibes sur 7 Avril 2012, 18:21pm

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    Je sais bien que ça n’a pas de sens de parler de ça aujourd’hui. Simplement le souvenir est trop fort. Il ne s’agit pas d’agiter des peurs. Il s’agit de se souvenir qu'une grande ville d'Europe peut basculer dans l’inimaginable. En quelques jours. J’y ai débarqué la première fois le 5 mai 92, les repères n’étaient pas encore vraiment pris, les dernières forces yougoslaves venaient de quitter la ville, et ce sont ces images là qui doivent rester gravées: parce que les images de Sarajevo en mai 92 sont celles de toutes les villes d’Europe au printemps. Parce qu’à ce moment là, personne, personne n’imagine qu’une nuit noire va s’abattre.  Croyez-moi quand je vous dit que Sarajevo c’est nous, cela reste nous.

 

Les tireurs commençaient à s’installer dans les immeubles. Les voisins commençaient à s’entre déchirer, bientôt ils s’entretueront, en quelques semaines, quelques semaines à peine. Je revois une gamine désespérée parce qu’elle avait des places pour un concert que U2 devait donner à Budapest, je revois des digicodes qui marchent encore, je revois des employés, des secrétaires, des avocats, des médecins, qui ne savent pas encore qu’un litre d’eau sera bientôt leur bien le plus précieux.

Tout va se nouer en quelques jours mes amis. En quelques jours cette ville d’Europe va devenir une ville en guerre, en quelque jours toutes les valeurs voleront en éclat, en quelques jours la survie animale deviendra la seule loi, en quelques jours des jeunes filles pourront se prostituer pour une douche d’eau chaude, en quelques jours des enfants verront leur univers se résumer au salon trop étroit, en quelques jours le silence ne sera brisé que par le claquement des balles et le hurlement des chiens, en quelques jours ceux qui vous verront partir vous diront « revenez avec du lard », revenir avec de l’or n’aurait servi à rien. Voilà mes amis, gardez ça en tête, en embrassant vos enfants peut-être un peu plus fort ce soir, c’était chez nous, la télé, la mode, la musique était les mêmes. Le soir du 6 mai on a regardé la défaite de Monaco contre des allemands, en finale de coupe d’Europe, parce qu’évidemment, on était en Europe. L’Etoile Rouge de Belgrade était peut-être alors l’une des meilleures équipes du monde. Non, personne n'imaginait que la porte qui se fermait alors sans bruit n'allait plus laisser passer personne pendant plus de 1000 jours. Que la seule issue serait de servir de plateau de ball-trap aux snijpers à travers les pistes de l'aéroport. Nous n'en étions pas encore là. Si j'en avais la force il faudrait égréner chacun de ces mille jours, car au-delà de toutes les douleurs, au-delà d'un enfant qui tombe dans la rue, c'est l'ennui, l'ennui effroyable, l'ennui à faire hurler, qui va rendre fous les habitants de ce monde insupportable. Croyez-moi, imaginez les nuits d'hiver, interminables, plus moyen de lire après 4 heures de l'après midi. Attendre. Et ne rien avoir à attendre.

Je me souviens de chacun de ces premiers jours, comment nous avons abandonné une ville qui devenait insaisissable pour attendre les « observateurs européens ». Ils avaient déjà fait la preuve de leur impuissance en Croatie, ils n’essaieront même pas d’entrer dans la ville, laissant le blocus se refermer petit à petit. Je revois des dizaines de visages qui comprenaient que quelque chose de grave commençait. Et je me revois, moi, incapable d’expliquer à Paris ce qui se jouait à ce moment là. Les « musulmans » ? Pourquoi avons-nous, nous même, accepté de faire le tri entre ces citoyens yougoslaves qui savaient qu’ils ne l’étaient plus, mais pensaient qu’ils pourraient encore représenter une communauté différente, forgée par l’histoire, à l’écart du nationalisme absolu. Pourquoi n’ai-je pas hurlé que c’était la guerre d’Espagne qui recommençait là ! Le fascisme contre les démocrates, rien d’autre. Je ne l'ai pas dit comme ça. Honte à moi.

En quelques jours, ce monde qui ressemblait à une grande ville de province est devenu celui que Céline trace en quelques mots : « quand rien ne reste de vivant, que des chats effrayés ». En quelques jours.  Ce que je ressens devant cette lacheté ne s'effacera jamais.

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